Les Romains, pour se protéger des incursions des Pictes et des Bretons du nord, avaient construit entre la mer d’Irlande et la mer du Nord une immense muraille en pierre connue sous le nom de mur d’Hadrien, allant de Carlisle à Newcastle-on-Tyne, et flanquée de forteresses imposantes où résidaient les garnisons. L’une de celles-ci, à l’emplacement actuel de Carrawburgh, à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Newcastle, avait été bâtie à proximité d’une fontaine sacrée, sous la muraille elle-même, dont une inscription et une gravure révèle qu’elle était dédiée à une déesse Coventina. Cette déesse est représentée allongée sur une sorte d’île, les seins apparents et tenant dans sa main droite une palme. C’est la seule mention qu’on ait de cette Coventina. Sans doute recouvre-t-elle une divinité protectrice des eaux douces, une déesse dont les fonctions principales étaient d’apporter vie et fécondité à ceux qui venaient l’implorer.

Le culte des sources et des puits sacrés est toujours très important sur toute l’étendue de la Grande Bretagne. On a souvent christianisé ces fontaines en les associant au nom d’un saint, et surtout d’une sainte, qui suppose évidemment le patronage antérieur d’une divinité féminine. D’ailleurs, d’une façon générale, les eaux douces sont l’objet d’une véritable dévotion : de nombreuses rivières, si l’on en croit les traditions populaires, sont liées d’une façon ou d’une autre à un être féerique ou divin. Tel est le cas de la Severn, qui est la Sabrina romaine et la Hafren galloise, de la Mersey, consacrée à la déesse Belisama, la « très brillante », de la Clyde où transparaît le nom d’une déesse Cluta, ou encore les diverses Braint et Brent dans lesquelles il n’est pas difficile de reconnaître le nom de Brigantia, autrement dit la triple Brigit irlandaise, mais en fait panceltique, assimilée à la Minerve gallo-romaine.

Les légendes qu’on raconte sur toute l’étendue du territoire britannique concernant une fée des eaux, ou une dame blanche, ou une sorcière qui habite un palais sous la surface d’un lac, sont les souvenirs de rituels fort archaïques consacrés à la Déesse des Commencements. Certains lieux ont conservé cette tradition plus fortement que d’autres, notamment en Écosse ou au pays de Galles, régions montagneuses un peu à l’écart des mutations socioreligieuses. L’un des plus célèbres de ces lieux est le lac Bala, en Gwynedd (nord-ouest du pays de Galles), appelé aussi en gallois Llyn Tegid, non loin de la ville de Bala : d’après la légende du barde Taliesin, c’est là, au milieu des eaux, que se trouvait la demeure de Keridwen, un des visages quelque peu effrayant de la Mère divine, détentrice de tous les secrets du monde, mère involontaire du héros de cette histoire. Mais bien d’autres lacs recèlent des palais merveilleux, comme celui du Llyn Barfod, toujours au pays de Galles, où réside un peuple féerique dont une femme peut épouser un mortel à condition que celui-ci s’arrange pour respecter des interdits de type mélusinien. Et que dire de cette mystérieuse Black Annis, cette « Anna la Noire » qui rôde la nuit au-dessus du Yorkshire, apportant indifféremment joies et malheurs selon que les humains sont bien ou mal disposés à son égard ? Elle n’est autre que l’aspect occidental de l’Anaïtis du Proche-Orient, celle qu’on retrouve en Bretagne armoricaine sous le nom de « sainte » Anne, et en Irlande sous le nom de Dana.

Cette ambiguïté de la Déesse, que la légende de Keridwen et de Taliesin met en évidence, est illustrée de façon exemplaire par ces figurations étranges qu’on trouve sur les murs de certaines églises, mais seulement en Irlande et dans l’ouest de la Grande-Bretagne, figurations auxquelles on a donné l’appellation gaélique de Sheela-na-Gig. Il est difficile de les dater, certaines remontant aux époques préchrétiennes, d’autres au Moyen Âge, jusque vers le XIIe siècle. Elles se signalent par une remarquable continuité d’expression et de facture : il s’agit toujours d’une forme féminine vue de face, avec une tête plus ou moins effrayante, des seins plus ou moins développés, mais dont les deux mains écartent invariablement les lèvres de sa vulve, offrant ainsi au regard une profonde et mystérieuse cavité. Les commentaires cléricaux ou moralisateurs en ont fait une représentation de la luxure sous son aspect le plus démoniaque. Par contre, les commentaires archéologiques en font une déesse de la fécondité. Il semble que l’une et l’autre de ces interprétations en amènent une troisième.

En effet, l’exagération de l’écartement vulvaire est l’indice d’une invitation à s’engloutir dans les profondeurs du ventre maternel de la femme. Une comparaison s’impose alors avec l’architecture de certains cairns mégalithiques où un long couloir d’allure vaginale conduit à une chambre funéraire évoquant la matrice, où sont déposés les ossements ou les cendres des défunts ; et le fait qu’à une certaine époque de l’année, généralement au solstice d’hiver, le soleil levant pénètre jusqu’à cette chambre par le couloir et l’illumine entièrement fait penser à un rituel symbolique de régénération, de renaissance. Dans ces conditions, la Sheela-na-Gig serait l’image de la déesse mère qui reprend en elle les créatures pour les maturer à nouveau et leur donner une autre vie dans un autre monde. Il n’est donc pas étonnant de trouver ces représentations sur les murs extérieurs des églises, très souvent du côté du cimetière.

On a recensé quelque cent quinze exemplaires de Sheela-na-Gigs dans toute la Grande-Bretagne, mais la plus célèbre est certainement celle qui se trouve sur le mur sud de l’église Sainte-Marie et Saint-David, à Kilpeck (Herefordshire), à douze kilomètres au sud-ouest de Hereford en direction d’Abergavenny, sur la frontière du pays de Galles et de l’Angleterre. Mais d’autres sont tout aussi caractéristiques, notamment sur l’église de la Sainte-Trinité à Holdgate (Shropshire), sur l’église de Saint-Laurence à Church-Stretton (Shropshire) et sur l’église de Sainte-Catherine (il y en a même deux) à Tugford (Shropshire), toujours sur la frontière galloise, ainsi que sur celle de Saint-Michel à Oxford. Mais il est parfois difficile de les découvrir car, pudeur oblige en ces pays puritains, elles ne sont jamais indiquées sur le moindre panneau.

La Sheela-na-Gig est tout aussi commune en Irlande, mais comme dans l’île voisine, on la met très souvent au secret le plus absolu. Ce n’est que récemment que deux Sheelas ont fait une discrète apparition au Musée archéologique national de Dublin, dans la salle où sont exposés les plus beaux trésors de l’art irlandais. Mais il faut vraiment savoir de quoi il s’agit. Et, sur le site de Cashel, tant fréquenté par les touristes du monde entier à cause de sa magnifique situation, de l’exceptionnelle qualité de la chapelle de Cormac et des ruines grandioses de la cathédrale, qui irait s’imaginer que sur le mur est du bâtiment restauré de la manécanterie, servant de musée, se trouve une superbe figuration de cette Déesse écartant largement ses lèvres vaginales ? En Irlande, la pesanteur du catholicisme a occulté bon nombre de divinités païennes ou dites telles. Mais celles-ci ne se font pas faute de resurgir derrière l’image stéréotypée de la Vierge Marie.

Car la Vierge Marie est particulièrement honorée dans une République d’Irlande catholique à quatre-vingt-quinze pour cent, mais en dehors d’un sanctuaire récent dans le comté de Mayo, qui est davantage une opération commerciale qu’une œuvre spirituelle, il n’existe pratiquement pas en Irlande de lieux de pèlerinage en l’honneur de la Theotokos. Pourtant, à chaque détour d’une route, dans le moindre village, on découvre une « grotte de Lourdes », d’un goût artistique plus que douteux, mais qui témoigne de la foi des Irlandais en Notre-Dame. Le fait est que Lourdes a exercé sur eux un tel envoûtement qu’ils n’ont pas ressenti le besoin d’avoir sur leurs terres un sanctuaire marial. Par contre, ils ont pour ainsi dire annexé Lourdes, où ils se rendent nombreux en pèlerinage et où ils ont fait ériger une croix celtique de la plus authentique tradition. En fait, « Notre-Dame » se cache sous des aspects fort divers où la tradition héritée du passé druidique se mêle harmonieusement avec le catholicisme le plus rigoureux.

On peut prendre pour exemple significatif la ville d’Armagh, dans la partie de l’Ulster qui dépend du Royaume-Uni, le siège de l’archevêque primat d’Irlande (aussi bien anglican que catholique), donc assurément une ville sainte qui vénère le souvenir de son fondateur, saint Patrick. Le nom d’Armagh signifie la « puissante Macha », et cette ville ne fait que prolonger un établissement primitif des Ulates, leur forteresse principale, à quelques kilomètres de distance, le site dit actuellement d’Émania, et qui était autrefois Émain Macha. Or Macha est un des aspects de l’antique déesse mère des Gaëls. Le récit mythologique qui la concerne raconte que Macha était allée trouver un certain Crunniuc, un pauvre paysan veuf qui avait plusieurs enfants en bas âge. Elle lui avait proposé de l’épouser, lui promettant richesse et bonheur à condition qu’il ne parlât jamais d’elle à quiconque. On reconnaît là un interdit majeur de type mélusinien. Tout se passa bien jusqu’au jour où, au cours d’une assemblée des Ulates, le roi d’Ulster prétendit que nul n’était capable de battre ses chevaux à la course. Crunniuc, sans doute un peu trop gorgé d’hydromel, releva le défi en racontant que sa femme courait plus vite que les chevaux du roi. Évidemment, le roi l’obligea à aller chercher Macha et à prouver ses dires. Or Macha était enceinte et demanda un délai que le roi refusa. Elle courut donc, battit les chevaux du roi de vitesse, mais mourut sur place en donnant naissance à des jumeaux, Émain Macha, d’où le nom donné à la forteresse royale. Mais avant de mourir, elle avait lancé une malédiction contre les Ulates et leurs descendants, en vertu de laquelle ils souffriraient tous les ans des douleurs de l’enfantement pendant neuf jours.

La grande déesse
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